Alors que depuis quelques mois la France est à l’heure du Front Populaire, deux blocs totalitaires se font face en Europe depuis quelques années: l’URSS communiste, avec Joseph Staline au pouvoir depuis 1924, et l’Allemagne nationale-socialiste avec le chancelier Adolf Hitler à la tête du IIIème Reich depuis un peu plus de trois ans. En 1936, ces deux dictateurs ont déjà beaucoup de sang sur les mains, tout particulièrement Staline à cette époque, responsable de plusieurs centaines de milliers de morts. Les années qui vont suivre seront encore plus terribles avec entre autres, côté nazi, la Solution finale qui va provoquer l’extermination de plusieurs millions de Juifs. C’est Jean Routier (1884-1953) qui signe ce dessin à la Une du Cri de Paris.
En pages intérieures, on lit un long papier non signé, titré « Aspects d’Europe » dont une partie est consacrée à l’Allemagne. Extraits de ce texte très prémonitoire, écrit trois ans avant le début de la Seconde Guerre mondiale : « Pour le voyageur français, jamais ce pays n’a été plus sérieux, jamais il n’a donné à un tel point l’impression qu’il veut ardemment suivre son destin. Dès que la frontière belge est passée, près d’Aix-la-Chapelle, apparaît le visage austère de la Germanie, qui contraste singulièrement avec la bonhomie du petit pays voisin. Aucune fantaisie, un ordre exemplaire, des maisons d’une propreté méticuleuse qui se ressemblent toutes comme si elles avaient voulu se mettre en uniforme. Ces habitations sont en général d un seul ton triste noir ou rouge. Leur toit leur serre étroitement le front, comme un casque. L’étendard hitlérien rouge avec un cercle central blanc occupé par la croix gammée est devenu l’unique drapeau du pays. Il est perpétuellement arboré à d’innombrables fenêtres. Hitler est idolâtré, c’est un fait. . Il est l’homme qui, par ses méthodes brutales et aventureuses, a rendu à la nation confiance en elle-même. Les Allemands ne le discutent plus. Ils sont prêts à faire aveuglément tout ce qu’il leur commandera. Sur certains drapeaux hitlériens on voit dans l’angle du haut, près de la hampe… c’est à ne pas croire… une colombe blanche. Parfaitement, une colombe de la paix… L’hitlérisme aime à passer pour pacifiste… Mais l’on s’étonne que ladite colombe n’ait pas un bec et des serres d’aigle. Deux semaines après la fin des Jeux Olympiques, flottaient encore dans certains endroits de Berlin des emblèmes aux ronds entrelacés. Les Allemands ont tenu à les conserver le plus longtemps possible, comme souvenirs des victoires athlétiques qu’ils ont remportées et comme symbole de leur goût pour la force corporelle. Toute la jeunesse est robuste et grave, infiniment grave. Il est bien rare qu’elle rie. Elle se sent appelée à faire au Deutschland l’offrande de tout son dévouement et au besoin de sa vie. Les usines de la Ruhr, qui longtemps, restèrent endormies, fonctionnent sans trêve et des fumées noirâtres sortent à flots de leurs énormes cheminées. Le dimanche même, les ouvriers métallurgistes officient fiévreusement autour du feu et semblent y danser de joie comme les nains-forgerons de Wagner. On suppose bien qu’ils travaillent à l’augmentation incessante des armements. Un jour, sans doute, il se passera une histoire fantastique qu’un nouveau Goethe pourrait dès maintenant raconter. Les dépôts d’artillerie et de tanks s’ouvriront d’eux-mêmes sans que les hommes réussissent à les maintenir fermés. Les canons et toutes les énormes machines de guerre se mettront à rouler sans qu’aucune force soit capable de les retenir. Ni les soldats, ni les hommes politiques, ni les diplomates ne comprendront rien à ce prodige apocalyptique. Les monstres d’acier fabriqués pour donner la mort n’attendront pas les ordres de leurs maîtres. Les pièces de tous les calibres, les immenses chars d’assaut seront déjà sur les routes et accéléreront leur allure avant que leurs conducteurs restés en arrière soient revenus de leur surprise. Alors les soldats seront bien forcés de courir après les engins pris de folie. Ils n’auront pas d’autre ressource que de grimper au plus vite dans les tourelles blindées et sur les caissons des batteries. L’armée entière suivra. Et tout cela, comme un torrent, coulera vers les frontières. Évidemment, il s’agit là d’une fable. Mais parfois rien ne ressemble tant à la réalité que les fables…«
En 1936, Le Cri de Paris a déjà une longue histoire dans la presse française. Il naît en janvier 1897 à l’initiative d’Alexandre Natanson (1866-1936). C’est d’abord une émanation de La Revue blanche, revue fondée en 1891 par le même éditeur de presse. Dès le numéro 2, la maquette de la Une du Cri de Paris ne va plus changer : le titre du périodique sur un bandeau rouge avec en dessous le dessin de la semaine. Parmi les dessinateurs collaborateurs de ce périodique politique et satirique, on peut citer : Félix Vallotton, Auguste Roubille, César Giris, Leonetto Cappiello, etc. Parmi les plumes, on peut retenir : Jacques Saint-Cère, Paul Auguste Diffloth, Urbain Gohier et de manière occasionnelle Jules Renard, Séverine ou Georges Feydeau.
Le dernier numéro du Cri de Paris est publié le 9 juin 1940, à quelques jours du début de l’occupation.
Le Centre de la Presse possède plus de 200 exemplaires de ce titre.
P. R.