Jean Daniel est mort

Numéro un du Nouvel Observateur

Toute la presse en a parlé, Jean Daniel, intellectuel et grand journaliste, est mort le 19 février dernier à l’âge de 99 ans. Cinquante-six ans auparavant, il fondait avec Claude Perdriel, l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur sur les cendres chaudes de France Observateur créé en 1954, en remplacement de L’Observateur lancé le 13 avril 1950.

Jean Daniel est né en 1920 à Blida, près d’Alger. Avant de se lancer dans l’aventure de ce qui s’appelle aujourd’hui L’Obs, on retiendra divers faits marquants de sa vie d’avant : sa participation à la Résistance et à la Division Leclerc, son engagement à gauche, une gauche profondément mendésiste,  sa rencontre fondamentale avec Albert Camus,  et sa place de plus en plus importante entre 1954 et 1963,  comme journaliste dans L’Express, hebdomadaire créé onze plus tôt par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud (16 mai 1953).

Il y a peu, il écrivait encore dans Le Nouvel Observateur.

Le Centre de la Presse possède plus de 200 exemplaires de France Observateur (sur plus de 800 numéros publiés) et plus de 2.700 exemplaires du Nouvel Observateur sur un peu plus de 2.800 exemplaires parus.

Nous reproduisons ici la Une du N°1 du Nouvel Observateur. L’association ne possède qu’un fac-similé de ce numéro un.

Et ci-après la lettre politique de Laurent Joffrin, directeur de Libération et ancien directeur du Nouvel Observateur (également membre d’honneur du Centre de la Presse),  lettre intitulée « Celui qui avait raison » publiée le 20 février :

«Vous savez, disait Jean Daniel, c’est difficile de faire des bons éditos avec des positions nuancées. La polémique attire le lecteur, la modération l’endort. Pourtant, la plupart du temps, seule la nuance est juste. C’est mon sacerdoce.» Confidence douce-amère de celui qui a toujours cherché une forme d’équilibre, moins visible que les billets à l’emporte-pièce. Phrases déliées, allusives, références travaillées, raisonnements ductiles, Jean Daniel n’écrivait pas à la serpe, plutôt au pinceau, ou au fleuret, occupant ses quatre colonnes d’une prose sinueuse. Mais du coup, comme il prend congé, la question qu’on devrait poser à tous les professionnels du jugement se pose immanquablement. S’est-il trompé ? En fait, jamais ou presque : c’est le résultat d’une vie d’oracle sensible au paradoxe.

Jamais ? Pour les racistes, les colonialistes, les pétainistes, les staliniens, les radicaux de tous poils, les ultra-libéraux ou les marxistes, il fut toujours dans l’erreur, qui était en fait la leur. Jean Daniel a soutenu toute sa vie la cause d’une gauche humaniste, étrangère aux excès et aux emportements. Il est un peu comme Camus face à Sartre. Une «pensée de midi», loin des folies révolutionnaires ou des exaltations insurrectionnelles, tenant ensemble liberté et égalité. Sartre le radical s’est fané. Camus demeure.

Dans l’histoire intellectuelle d’une gauche déchirée par l’histoire, Jean Daniel n’a jamais dévié. Gaulliste en 1940, allergique à Vichy, engagé dans la 2e DB de Philippe Leclerc. Respectueux des sacrifices communistes pendant la guerre, conscient du rôle décisif de l’armée rouge, mais anti-stalinien dès l’origine, proche de Blum à la Libération, adversaire des communistes. Anticolonialiste mais lié corps et âme à l’Algérie de son enfance, intime du drame pied-noir, soutien des rebelles et donc bête noire de l’Algérie française, méfiant néanmoins envers les méthodes brutales du FLN et ses penchants autoritaires. Gaulliste de nouveau après mai 1958 contre une partie de la gauche, à cause de la Résistance et de la capacité du Général à sortir de la guerre. Mendésiste, très «deuxième gauche», mais sceptique face au rêve autogestionnaire et soixante-huitard, rocardien raisonnable, qui garde des liens avec «l’aventurier Mitterrand», scellés par la littérature. Attaché à Israël dans le combat pour sa survie, mais aussitôt critique envers les vainqueurs qui n’ont pas saisi l’occasion de la victoire de 1967 pour forcer la paix, respecté par l’opinion arabe, lié aux élites du Maghreb et mauvais juif pour la droite israélienne, qu’il morigène sans cesse en rappelant le droit des Palestiniens à un Etat. Cible du PCF pour son accueil de Soljenitsyne et la dénonciation du Goulag par l’Obs, objectant néanmoins au conservatisme du grand écrivain dissident, qui annonce le retour du nationalisme russe.

Laïque, républicain, étranger à toute pratique religieuse, mais spiritualiste, ami des rabbins, des évêques ou des imams. Européen, cosmopolite, mais patriote, lié à la France par toutes ses fibres, anti-souverainiste qui sait la force du sentiment national et comprend l’inquiétude identitaire, universaliste enraciné, qui respecte la terre et les morts et refuse néanmoins tout enfermement identitaire. Mitterrandiste après 1981 – le lien avec les hommes de pouvoir était son péché mignon, voire son talon d’Achille – mais néanmoins critique de la politique économique imprudente de la gauche.

Connaisseur subtil des ambiguïtés de l’Occupation, on l’aurait attendu indulgent à l’égard du jeune Mitterrand, passé par Vichy avant de rejoindre la Résistance. Il écrivit néanmoins un des papiers les plus sévères sur l’amitié de ce dernier avec Bousquet, l’organisateur de la rafle du Vel d’Hiv, continuée après la Libération jusque dans les années 1980. Juste milieu, centrisme mou, prudence pusillanime ? C’est ce qu’on dit sur le moment, alors même que le sage de l’Obs fut l’objet d’innombrables et furibardes polémiques. C’est le sort de ceux qui savent penser contre eux-mêmes. On les blâme pour leur sens de l’équilibre. Et on s’aperçoit dix ans plus tard que leurs contempteurs soutenaient des thèses sectaires et ridicules.