
Quand Maurice Maréchal (1882-1942) crée Le Canard enchaîné à l’été 1915, avec son épouse Jeanne Prunier (1885-1967) et le dessinateur Henri-Paul Deyvaux-Gassier (1883-1951), la périodicité de sa parution est décadaire: « Journal humoristique, paraissant provisoirement les 10, 20 et 30 de chaque mois » pour les N° 1, 2 et 3 ; puis « les 5, 15 et 25 » pour les numéros suivants, peut-on lire sous son titre. Ainsi, le numéro 1 du 10 septembre 1915 paraît un vendredi. Mais l’aventure s’arrête le 4 novembre au cinquième numéro : mauvais papier, mauvais tirage, fragilité financière, retard de parution, caractère artisanal et défaut d’organisation. Maréchal est sévère mais lucide, son Canard n’a pas trouvé son public. Quand il le relance huit mois plus tard, avec une rédaction étoffée, c’est avec un nouveau numéro 1, le mercredi 5 juillet 1916, car, désormais, le journal humoristique – il ne deviendra satirique qu’en 1925 – est devenu un hebdomadaire, « paraissant tous les mercredis ».
Une parution le mercredi signifie un bouclage du journal le mardi en tout début d’après-midi pour lancer la fabrication. Cela a engendré, en plus d’un siècle, quelques « ratages ». Citons 3 exemples, en commençant par les émeutes du 6 février 1934, qui éclatent un mardi en fin d’après-midi, place de la Concorde. Le Canard passe donc à côté de l’événement dans son édition du lendemain. Une semaine après, les cendres étant froides, Le Canard préféra revenir sur le limogeage du préfet de police Jean Chiappe, à la suite de l’affaire Stavisky. Mentionnons ensuite la mort de Georges Pompidou, annoncée à la presse le mardi 2 avril 1974 à 21 h 50, bien après le début de la livraison des exemplaires. Il faudra attendre le numéro du 10 avril pour qu’André Ribaud mette un point final à sa rubrique « La Régence ». Enfin, il y a le 13 mai 1958, qui nous intéresse aujourd’hui.


Ce mardi-là, les généraux Massu et Salan déclenchent un putsch et occupent Alger. Les militaires menacent de prendre Paris et de renverser la République si le président Coty n’appelle pas de Gaulle aux affaires. Bouclé avant l’annonce de ce qu’il considérera toujours comme un coup d’Etat, Le Canard du 14 mai n’en dit mot, mais, 2 jours plus tard, sort une édition spéciale, de 2 pages, comme supplément au numéro 1960.
Tréno, le rédacteur en chef, écrit :« Le général Massu concluait son premier communiqué par ces mots triomphants : « nous venons de remporter une grande victoire » […] Ce genre de victoire sent la défaite à plein nez. C’est du moins l’impression que le putsch des chefs militaires d’Alger est en train de donner au monde entier. Les vraies victoires sont plus difficiles à remporter. Tenez, par exemple, si la population européenne d’Algérie, dans sa grande majorité, arrivait à se convaincre qu’homme pour homme, un Arabe vaut un Francais, que ni la loi ni les individus n’ont à faire aucune espèce de différence entre celui-ci et celui-là, qu’ils ont les mêmes droits politiques, le même accès aux fonctions publiques […] On regrette que le général Massu avec ses parachutistes, et le général Salan avec toutes ses divisions, n’aient pu réussir encore, après plus de trois années, à donner à la France cette victoire-là. La seule qui eût, peut-être, « sauvé l’Algérie ». Oui, le coup d’État d’Alger est avant tout destiné à masquer l’échec des militaires, autant que la faillite des politiques».

Cette édition spéciale manqua toutefois en partie son but car la fête de l’Ascension en limita la diffusion et un retard postal ne la fit parvenir à nombre d’abonnés que le 19 mai.
Le 21 mai, Tréno constatait : « Pour suivre les événements dans leur foulée, il faut être tout au moins quotidien. Tout ce que peut faire Le Canard, c’est de les devancer ».
Sylvain Parpaite