Une de journaux : la dérive de la simplification 

Je vous propose l’exercice suivant : prenez trois Unes du même quotidien en 1935, en 1981, en 2022 et comparez. Vous allez observer une marche vers la simplification, la réduction des textes, mais aussi la réduction du nombre de sujets abordés.

Le Matin du 21 septembre 1935 : un exemple de quotidien des années 30. Collection Le Centre de la Presse.

Reportons-nous au journal de 1935. Il est en grand format, c’est d’ailleurs l’unique format disponible pour tous les journaux qu’ils soient nationaux ou régionaux.  On dénombre à la Une possiblement quinze titres. En 1981, les journaux sont alors majoritairement en grand format, mais la marche en avant va vers le format berlinois et plus souvent vers le tabloïd. Le nombre de titres en Une a fortement diminué. On est alors à une moyenne de huit titres, il y a toujours un titre dominant qui met en avant l’information forte du jour. Quarante ans plus tard, quasiment tous les journaux régionaux sont en format tabloïd, il subsiste encore chez les nationaux et rarement en région le format berlinois. La quasi-totalité des journaux régionaux a réduit le nombre de titres à la Une à moins de cinq avec une règle sacro-sainte, la « grande Une » doit désormais occuper en général toute la largeur de la page avec une grande photo et seulement quelques lignes de texte.

Le problème posé par ce choix est un problème de fond. En effet, observez bien votre quotidien régional, de quelque région de France qu’il soit. Aujourd’hui par exemple le titre de la grande Une vous annonce l’invasion de l’Ukraine, demain dans la même forme on vous annonce le début de la cueillette des cèpes qui sera cette année exceptionnelle, alors que la veille une élue postfasciste devenait présidente du Conseil italien et dont on n’aura même pas une mention en premier page, après-demain dans la même forme on vous annonce le bain de minuit traditionnel sur la côte, le surlendemain toujours dans la même forme on vous présente le plan de la réforme des retraites, le cinquième jour on vous annonce la pénurie de bougies dans les supermarchés, etc. Avez-vous remarqué l’anomalie dans ces choix qui ont abandonné une sacro-sainte règle des écoles de journalismes de jadis : la hiérarchie de l’information ? En édictant une bonne fois que la force du titre et la grandeur de la photo seront toujours les mêmes, jour après jour, on a abandonné la valeur de l’information au profit de la forme et de l’image. Si l’invasion de l’Ukraine et le début de la cueillette des cèpes se valent, cela veut dire que tout se vaut, tout est mis sur le même pied, peu importe les faits puisqu’ils valent pour ce qu’on en fait et non pour ce qu’ils sont. La presse ne fait plus un de ses nombreux métiers, hiérarchiser l’information et poser le jeu de l’urgence du jour.

L’Aurore du 30 décembre 1981 : un exemple de quotidien des années 80. Collection Le Centre de la Presse.

Alors direz-vous, pourquoi cette dérive ? Notez qu’elle s’est accentuée avec l’arrivée des réseaux sociaux d’une part et de la presse numérique d’autre part. Avec cette dernière il n’y a pas de Une proprement dite puisque tout défile, et donc tout se vaut.

Il convient de préciser que le modèle des Unes ainsi proposées depuis une vingtaine d’années n’est pas une invention des équipes de nos journaux. C’est un modèle né dans les officines de cabinets d’études et autres agences de conseil en charge de la rénovation des formes et contenus des médias. Ces officines, quelques-unes en France (souvent elles ont travaillé dans tous les pays européens, mais aussi en Amérique du Nord) ont toute pratiqué les mêmes méthodes et produits les mêmes modèles, toujours fondés sur le choc de l’image, le moins-disant des contenus écrits, l’abandon des thématiques de politique intérieure et de politique internationale, la réduction des sujets traités à quelques thèmes seulement qui seraient consensuels,  un modèle unique et quasiment adopté par tous les groupes de presse, produits d’une pensée unique où « écrire court pour être lu » est un dogme, « une image vaut mieux qu’un texte » est une règle et « faire des choix » le commandement de tous les cadres des rédactions. Seul Ouest-France a échappé à ce mouvement et ne semble pas s’en porter plus mal.

Ainsi l’évolution des Unes en un siècle est l’expression de l’évolution du traitement de l’information imposé par le filtre de théoriciens des médias qui ont imaginé un produit allégé, la Une n’étant que l’exacerbation de cette ligne directrice. Puisque en effet le nombre de sujets traités dans les pages intérieures a considérablement diminué. Toujours les choix…

Le Parisien du 9 juillet 2022 : un exemple de quotidien des années 2020. Collection Le Centre de la Presse.

On ne peut pas regretter la simplification des Unes où l’on est passé d’une rivière de quatorze titres à quatre titres. On peut en revanche dénoncer l’abandon de la hiérarchie de l’information au profit des choix de l’émotion et de la soi-disant proximité, ainsi le choix de la cueillette des cèpes au détriment de l’arrivée d’une postfasciste au pouvoir en Italie. Un exemple parmi tant d’autres.

Ces choix imposés par la pensée unique du modèle de presse des années 2000 ne participent-ils pas, à leur manière, au désinvestissement des lecteurs qui n’ont plus d’intérêt à lire une presse écrite qui a laissé de côté sa vraie mission, hiérarchiser une information complète et donner à penser ?

                                                                         Bernard Stéphan