Rencontre avec Fanny Lancelin, journaliste indépendante

« L’objectivité journalistique n’existe pas ; (…) nous sommes des sujets et nous vivons le monde selon le contexte dans lequel nous sommes nés. » C’est Fanny Lancelin qui nous confie cela. Originaire de Bretagne, elle a posé ses valises dans le Berry en 2012 pour prendre la rédaction en chef de La Voix du Sancerrois. Elle a démissionné de ce poste en 2015. Aujourd’hui, elle est journaliste indépendante et anime des ateliers d’éducation aux médias et de lecture critique des médias. Le Centre de la Presse fait d’ailleurs appel à ses services dans le cadre de ses opérations pédagogiques dans les collèges et lycées, en particulier avec les opérations La Presse à la loupe dans les collèges du Cher et Demandez la presse en Berry (Lycée Jean Monnet à Yzeure dans l’Allier).

Fanny Lancelin au milieu des élèves dans une classe du lycée Jean Monnet à Yzeure au cours d’un atelier d’éducation aux médias (opération « Demandez Berry presse » du Centre de la Presse).

Pour notre site, elle nous raconte son parcours professionnel et nous présente son propre média, (Re)bonds, créé en 2017. Interview.

Le Centre de la Presse : Bonjour Fanny, pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Fanny Lancelin : Je suis devenue journaliste un peu « par hasard ». Au lycée, j’ignorais vers quoi me tourner. J’étais plutôt bonne élève et tout m’intéressait, je n’arrivais pas à choisir une voie ! Tout le monde me voyait prof de français mais l’idée de rester à l’école toute ma vie me faisait horreur… Une conseillère d’orientation m’a d’abord demandé ce que je détestais. J’ai répondu : être enfermée entre quatre murs ; être assise toute la journée ; la routine. Ce que j’aimais ? Écrire ; lire ; apprendre ; raconter des histoires. Elle m’a alors suggéré le journalisme !
J’ai cherché des formations en alternance mais à l’époque, en 1998, elles étaient privées et mes parents n’avaient pas les moyens. J’ai intégré l’Institut Universitaire Professionnalisé en sciences de l’information et de la communication de Rennes 2 : les cours étaient dispensés par des professionnel·les et nous devions réaliser beaucoup de stages ; ça m’a plu. J’ai enchaîné avec un DESS (j’ignore à quoi ça correspond aujourd’hui, c’est bac + 5) « Management de la presse » à Sciences-Po Rennes 1.
Enfin, j’ai travaillé pendant trois ans pour la filière hebdomadaire de Ouest France un peu partout dans l’Ouest, puis la Nouvelle République du Centre-Ouest, six ans aux Infos du Pays de Ploërmel (qui dépend du groupe Yves Rocher, mais qui n’a rien à voir avec les cosmétiques…) et deux ans et demi pour le groupe Centre France à Sancerre.

LCDLP : Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire ce métier ?
FL : Ce qui m’a confortée dans l’idée que ça me plairait, c’était d’abord qu’aucune journée ne se ressemble. Particulièrement en hebdomadaire, beaucoup moins marqué rythmiquement qu’un quotidien puisque nous n’avons pas un bouclage tous les jours. Les reportages et les tâches sont très variés : en hebdomadaire, nous gérons les correspondant.es, nous gérons notre agenda, nous allons sur le terrain, nous écrivons, nous prenons les photos, nous mettons en page, nous choisissons la titraille et la Une… C’est très complet et très varié.
Ensuite, j’ai adoré la « locale » que j’ai découverte en stage. Travailler sur un micro-territoire mais sans spécialité, c’est-à-dire en tant que journaliste polyvalente, cela permet de toucher
à beaucoup de sujets, d’apprendre toujours et encore, de bien comprendre où l’on vit et de faire de superbes rencontres.
Enfin, j’aime me penser comme une « passeuse », un médium au sens premier du terme. J’aime écouter les histoires que l’on veut bien me confier, vivre les événements qui font vivre le territoire que j’ai choisi et les retranscrire pour les faire découvrir à d’autres.

La première page du journal web (Re)bonds, numéro du 15 janvier -15 février 2023

LCDLP : En quelques mots, quelle est l’histoire derrière la création de (Re)bonds ?
FL : J’ai démissionné de Centre France parce que j’adorais mon métier mais que je refusais de l’exercer tel qu’on me l’imposait : conflit avec l’éditeur sur le contenu, pression des annonceurs, fusion des titres en perspective, donc réduction des équipes et dégradation des conditions de travail pour celleux qui restent… J’avais parfaitement conscience que les conditions seraient les mêmes dans tous les groupes de presse. Je suis partie un an en wwoofing (World-Wide Opportunities on Organic Farms, un réseau de fermes biologiques) pour réfléchir en mettant les mains dans la terre : comment pratiquer le journalisme « autrement » ? Sans pression économique ?
L’idée de créer un média et de trouver une activité « annexe », mais liée qui le financerait s’est imposée progressivement. Ainsi, je pourrais écrire ce que je souhaitais, comme je le souhaitais mais sans dépendre de financeur·ses.
J’ai créé (Re)bonds (je tiens aux parenthèses) avec quatre ami.es : Loïc Meynier (chargé de communication) et Cédric Rousseau (journaliste) pour le contenu, Loul Mengual et Bastien Arnet (webmaster et hébergeur) pour l’infrastructure, qui ont tous.tes travaillé bénévolement.
Depuis cinq ans, (Re)bonds paraît sur Internet tous les 15 du mois. Le but est de mettre en valeur des habitant·es du Berry qui ont choisi d’autres manières de vivre que celles qui nous sont imposées par la société capitaliste. Ce ne sont pas des marginaux, ils vivent parmi nous mais ils font des propositions et expériences pour penser et agir « autrement ».
La ligne est hypra-subjective. L’objectivité journalistique n’existe pas ; nous ne sommes pas des objets, nous sommes des sujets et nous vivons le monde selon le contexte dans lequel nous sommes né·es, notre culture, notre classe sociale, nos conditions de vie, etc. Je tiens en revanche à l’honnêteté journalistique, j’annonce donc la couleur sur le site dans la rubrique « Qui sommes-nous ? ».
Je suis très impliquée dans les sujets. D’abord, techniquement : je pratique le reportage en immersion. Par exemple, si je dresse le portrait d’un maraîcher, je travaille avec lui dans les champs pendant une semaine ou deux. Je dors et mange sur place si possible. Je tiens à bien connaître et à « sentir » mes sujets.
Ensuite, je ne traite que de sujets que je suis capable de défendre et qui ne bénéficient pas de la couverture médiatique classique. Aucun intérêt de reprendre des sujets déjà traités dans le quotidien local, sauf si je peux y apporter autre chose.
Enfin, pour que ce soit bien clair, j’utilise aisément le « je ».
(Re)bonds est aussi un « café » itinérant avec des soirées de débat organisées dans des cafés militants. Depuis peu, il est un podcast et dans quelques jours, il aura aussi une version papier.

LCDLP : Justement, en quoi consiste votre podcast « Nous ne sommes pas des éco-terroristes »?
FL : C’est une série qui fait écho à la déclaration de Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, suite à la manifestation contre les méga-bassines de Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres. Mais aussi à la création de la cellule Déméter par son prédécesseur et à toute la répression des militant·es écologistes depuis quelques années.
(Re)bonds a toujours donné largement la parole aux militant·es écologistes, dont je fais d’ailleurs partie. La série a pour but de faire le portrait de celleux qui sont engagé·es dans la lutte anti-bassines et de montrer qu’iels n’ont rien d' »écoterroristes ». C’est important car c’est un glissement sémantique dangereux, qui vise à décrédibiliser des personnes qui n’ont pourtant rien de criminelles et qui ont un parcours passionnant.

LCDLP : Quels conseils donneriez-vous à un journaliste débutant ?
FL : Oulah, c’est difficile… mais je dirais peut-être « soyez curieux.ses ! Poussez la porte d’autres médias que les mainstream ! Ceux du réseau de La Presse Pas Pareille valent aussi la peine ». On y trouve une liberté inégalable. Je pense que pour la jeune génération qui cherche encore plus de sens dans le travail que ma génération au même âge, ça peut être vraiment intéressant.

LCDLP : Quelle est l’information / l’actualité qui vous a marquée dans votre carrière ?
FL : Il y en a eu beaucoup en 20 ans ! Mais ce qui m’a le plus marqué, ce ne sont pas les événements. Ce sont les rencontres, les personnes. Qui sont parfois devenues des amies, comme Olivier Plançon, vice-consul de France à Jérusalem ou Toni et Leti de la Compagnie Oh ! Z’arts Etc qui ont créé un spectacle sur la Commune de Paris ou encore Mohamed Dansanko, jeune demandeur d’asile.
Si je reste sur (Re)bonds, le sujet qui m’a le plus marqué, c’est celui sur les demandeurs d’asile du Pradha. Je vous invite à lire les premières lignes, je pense que vous comprendrez : http://rebonds.net/6-prahda/370-prahda
C’est aussi la première fois que les retours sur mon travail m’ont permis de comprendre à quel point il était nécessaire dans ce petit coin de France, pour que des informations « alternatives » puissent vraiment circuler. Ils m’ont encouragé à poursuivre dans cette voie… pas toujours facile !

                                                              Interview réalisée par Élisa Humann.