La fin de la presse quotidienne d’opinion

Qu’est devenue la presse écrite quotidienne d’opinion ? La réponse est simple : elle est réduite à la portion congrue. Pendant très longtemps les journaux ont choisi un camp et ont défendu une opinion. Longtemps les journaux ont été les « chiens de garde de la démocratie ». Et d’ailleurs ne sont-ils pas nés, ne se sont-ils pas
multipliés, parce que démocratie il y avait ? Ou parce que nécessité de défendre cette liberté récemment acquise il y avait ?

La Une de L’Aurore du 15 janvier 1898. Collection privée.

Au XIXè siècle la bataille sur cette ligne a été longue, difficile, semée d’embûches et nécessitant de remettre sans cesse l’ouvrage sur l’établi… Il a fallu attendre la loi du 19 juillet 1881, dite loi sur la liberté de la presse, pour que la liberté de communiquer, d’imprimer, de dire des opinions et de les diffuser, soit assurée, encadrée et préservée. Si de 1789 à 1794 les journaux, feuilles et autres imprimés périodiques fleurissent, sous l’Empire et la Restauration la presse sera contrainte, censurée,
interdite, brimée. À partir de 1881, les journaux s’installent durablement, chacun va défendre un point de vue et l’exprimer généralement avec de longs éditoriaux qui sont l’expression de l’opinion du journal et de sa cible. Une forme d’expression durable qui marquera quasiment toute la presse de la IIIè République.

Tout change au lendemain de la Libération. Progressivement avec la concentration des médias, la réduction du nombre de titres, l’idée même de presse quotidienne d’opinion disparaît. La PQR (Presse quotidienne régionale) soumise à concentration et à partage de territoire pour ne conserver qu’un seul titre par département (sauf exception) a inventé un concept qui fait fi des opinions, il s’exprime ainsi : « Écrit pour tous, lu par tous ». Ce qui veut dire qu’on va vers un dénominateur commun du moins
disant pour ne pas heurter et tenter un pari presque impossible, faire consensus au quotidien. Il n’y a donc plus de presse quotidienne régionale d’opinion.

Et du côté des quotidiens nationaux direz-vous ? On est passé d’un foisonnement de titres à quelques rares survivants : Le Figaro pour la droite libérale, Le Monde pour le centre-gauche, Libération pour un large spectre de la gauche, L’Humanité pour un PC relativement recentré. Les autres quotidiens sont rares, diffusant une pensée suffisamment consensuelle pour ne pas laisser apparaître les aspérités d’une presse d’opinion tranchée.

À ce titre d’ailleurs, le seul article de la majorité des journaux pouvant laisser apparaître une opinion est l’éditorial.

Mais qu’il est loin le temps où l’édito ouvrait le journal, placé en première page ! Désormais presque tous les éditos sont en page intérieure, comme s’ils avaient dû s’incliner devant cette affirmation : « Cachez cet édito que je ne saurais voir ! » Il est loin le temps où l’édito de Zola, en Une de L’Aurore, occupait la totalité de la page avec son célèbre J’Accuse. Loin le temps où sur une descente complète en première page de La Montagne, le 10 juin 1940, Alexandre Varenne titrait son édito « Préparons la Résistance ». Seul dans la PQR, Ouest-France a su résister et place toujours son édito en pied de la première page. Rare dans la presse nationale est Le Figaro qui a gardé l’édito en Une. À l’évidence, les chiffres de vente d’Ouest-France et ceux du Figaro n’ont pas souffert de ce choix.
Que conclure de ce double mouvement : fin de la presse d’opinion et repli des éditos en pages intérieures ? Simplement la presse d’opinion, ne serait plus vendeuse. Mais en choisissant le commerce au détriment des idées, n’oublie-elle pas sa mission de
veiller sur la démocratie ? Car une presse d’opinion vivante, foisonnante, a été pendant plus d’un siècle un facteur actif pour défendre cet idéal. La démocratie n’aurait-elle donc plus besoin d’être défendue en première page ? Je vous laisse le soin de répondre…


                                                 Bernard Stéphan